IV
LE TROISIÈME JOUEUR

« Eh bien, Watson, dit Holmes, n’est-il pas curieux qu’il faille parfois connaître l’avenir avant que de connaître le passé ? »

 

R. Smullyan

 

— C’est une vraie partie, déclara Muñoz. Un peu étrange, mais logique. Les noirs viennent de jouer.

— Vous en êtes sûr ? demanda Julia.

— Absolument.

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais.

Ils étaient dans l’atelier de la jeune femme, devant le tableau qu’éclairaient toutes les lumières de la pièce. César sur le sofa, Julia assise sur la table, Muñoz debout devant le Van Huys, encore un peu perplexe.

— Quelque chose à boire ?

— Non.

— Une cigarette ?

— Non merci. Je ne fume pas.

La situation était un peu gênante. Le joueur d’échecs semblait mal à l’aise dans sa gabardine fripée qu’il avait gardée sur lui, boutonnée jusqu’au col, comme s’il se réservait le droit de prendre congé d’un moment à l’autre, sans un mot d’explication. Il conservait un air farouche, méfiant ; l’amener jusqu’ici n’avait pas été une mince affaire. Au début, quand César et Julia lui avaient expliqué de quoi il retournait, Muñoz avait fait une tête qui en disait long sur ce qu’il pensait, à savoir qu’il les prenait pour deux vrais cinglés. Puis, toujours sur la défensive, il avait adopté une attitude soupçonneuse. Son intention n’était certainement pas de les offenser, mais toute cette histoire d’assassinat au Moyen Âge, cette partie d’échecs représentée sur un tableau, c’était quand même passablement étrange. Et même s’ils disaient la vérité, il ne comprenait pas très bien ce qu’il avait à voir dans tout ça. Après tout – il l’avait répété comme s’il établissait ainsi les distances voulues –, il n’était qu’un comptable. Un employé de bureau.

Mais vous jouez aux échecs, avait répliqué César en lui adressant le plus séducteur de ses sourires. Ils venaient de traverser la rue et s’étaient assis dans un bar, à côté d’une machine qui leur cassait périodiquement les oreilles avec sa monotone musiquette attrape-nigauds.

— Oui, et puis ? – Il n’y avait pas d’insolence dans sa réponse, simplement de l’indifférence. Beaucoup de gens jouent aux échecs. Et je ne vois pas pourquoi moi en particulier…

— On dit que vous êtes le meilleur.

Le joueur d’échecs lança à César un regard indéfinissable. Peut-être bien, crut lire Julia sur son visage, mais cela n’a rien à voir avec cette affaire. Être le meilleur ne signifie rien. On peut être le meilleur, de même qu’on peut être blond ou avoir les pieds plats, sans être pour autant obligé d’en faire la démonstration à tout bout de champ.

— Si j’étais ce que vous dites, répondit-il au bout d’un instant, je me présenterais à des tournois, je participerais à ce genre de choses. Or je ne le fais pas.

— Pourquoi ?

Muñoz lança un coup d’œil à sa tasse déjà vide avant de hausser les épaules.

— Parce que. Il faut en avoir envie. Je veux dire, envie de gagner… – il les regardait comme s’il n’était pas très sûr de se faire comprendre. Et moi, ça m’est parfaitement égal.

— Un théoricien, commenta César avec un sérieux dans lequel Julia décela une pointe d’ironie.

Muñoz soutint le regard de l’antiquaire d’un air pensif, comme s’il cherchait une réponse.

— Peut-être, dit-il enfin. C’est pour cette raison que je ne crois pas pouvoir vous être très utile.

Il fit le geste de se lever, aussitôt interrompu quand Julia tendit la main pour la poser sur son bras. Ce fut un contact bref, furtif, que plus tard, seuls tous les deux, César allait qualifier, en haussant un sourcil, de féminité opportuniste à l’extrême, ma chérie, la dame qui demande de l’aide sans trop insister, qui réussit à empêcher l’oiseau de s’envoler. Lui, César, n’aurait pas fait mieux ; tout juste aurait-il pu pousser un petit cri d’alarme, absolument approprié dans ces circonstances. Toujours est-il que Muñoz baissa les yeux un instant, aperçut la main de Julia qui déjà se retirait et resta assis, balayant des yeux le dessus de la table, s’arrêtant dans la contemplation de ses propres mains aux ongles douteux, immobiles, posées de part et d’autre de sa tasse.

— Nous avons besoin de votre aide, dit Julia à voix basse. Il s’agit de quelque chose d’important, je vous assure. Important pour moi et pour mon travail.

Le joueur d’échecs dodelina de la tête avant de la regarder, non pas dans les yeux, mais au menton, comme s’il craignait qu’un regard direct n’établisse entre eux une obligation qu’il n’était pas disposé à accepter.

— Je ne crois pas que ça m’intéresse, répondit-il enfin.

Julia se pencha au-dessus de la table.

— Voyez-y une partie différente de celles que vous avez jouées jusqu’à présent… Une partie qu’il vaudrait la peine de gagner, cette fois.

— Je ne vois pas pourquoi elle devrait être différente. Au fond, c’est toujours la même partie.

César s’impatientait.

— Je dois avouer, cher ami – l’antiquaire trahissait son irritation en jouant avec la topaze de sa main droite –, que je ne parviens pas à m’expliquer votre étrange apathie… Pourquoi jouez-vous aux échecs, dans ce cas ?

Le joueur réfléchit un peu. Puis son regard glissa de nouveau sur la table, mais cette fois il ne s’arrêta pas au menton de César et s’en fut chercher directement ses yeux.

— Peut-être, répondit-il avec calme, pour la même raison que vous êtes homosexuel.

On aurait dit qu’un vent glacé venait de souffler sur la table. Julia alluma précipitamment une cigarette, absolument atterrée par cet impair que l’autre venait de commettre sans la moindre agressivité, comme la chose la plus naturelle du monde. Tout au contraire, le joueur d’échecs regardait l’antiquaire avec une sorte d’attention polie, comme si, dans le cours d’un dialogue ordinaire, il attendait la réponse d’un interlocuteur respectable. Il n’y avait pas la moindre intention de blesser dans ce regard, conclut la jeune femme. On y lisait même une certaine innocence, comme un touriste qui, sans s’en rendre compte, viole les règles locales avec sa maladresse d’étranger.

César se borna à se pencher vers Muñoz d’un air intéressé, tandis qu’un sourire amusé flottait sur ses lèvres fines et pâles.

— Mon cher ami, dit-il d’une voix douce, votre ton et votre expression me laissent croire que vous ne voyez aucune objection à ce que, bien humblement, mes inclinations me portent dans un sens ou dans l’autre, si je puis m’exprimer ainsi… De même, j’imagine que vous n’aviez rien contre le roi blanc, ou contre le joueur qui était votre adversaire tout à l’heure, au club. C’est exact ?

— Plus ou moins.

L’antiquaire se retourna vers Julia.

Tu vois, princesse ? Tout va bien ; il n’y a pas lieu de s’inquiéter… Ce bon monsieur voulait nous faire comprendre qu’il joue aux échecs uniquement parce qu’il a le jeu chevillé au corps – le sourire de César s’accentua, condescendant. – Quelque chose de terriblement lié aux problèmes, aux combinaisons, aux rêves… Et face à tout cela, que peut signifier un prosaïque échec et mat ? – Il se cala dans sa chaise en regardant Muñoz qui soutenait son regard, impassible. – Je vais vous dire. Il ne signifie rien – il leva les mains en montrant les paumes, comme s’il invitait Julia et le joueur d’échecs à s’assurer de la véracité de ses paroles. – N’est-ce pas la vérité, cher ami ?… Ce n’est qu’un désolant point final, un retour forcé à la réalité – il pinça les narines. À la vie véritable : la routine du commun, du quotidien.

Muñoz resta silencieux un moment.

— C’est curieux – il fermait à demi les yeux, comme s’il voulait ébaucher un sourire qui ne parvenait pas à se dessiner sur sa bouche. C’est exactement cela, je suppose. Mais je ne l’avais jamais entendu dire à haute voix.

— C’est un plaisir de vous initier, répondit César d’une voix équivoque, avec un petit rire qui lui attira de la part de Julia un regard furibond.

Le joueur d’échecs avait perdu de son assurance et semblait un peu déconcerté.

— Vous jouez vous aussi aux échecs ?

César éclata d’un rire aussitôt étouffé. Insupportablement théâtral, ce matin, pensa Julia. Comme chaque fois qu’il dispose d’un public réceptif.

— Je sais déplacer les pièces, comme tout le monde. Mais c’est un jeu qui ne me fait ni chaud ni froid… – il lança à Muñoz un regard tout à coup sérieux. Mon jeu à moi, mon très cher ami, c’est d’esquiver tous les jours les échecs de la vie, ce qui n’est pas une mince affaire – il bougea la main d’un geste las et délicat qui les embrassait tous les deux. Et comme vous, mon cher, comme tout le monde, j’ai besoin moi aussi de mes petits trucs pour m’en sortir… ou pour m’y mettre, si vous me passez l’expression.

Muñoz regardait dans la direction de la porte, toujours indécis. La lumière lui donnait un air fatigué, accentuait les ombres de ses yeux qui paraissaient plus enfoncés encore. Avec ses grandes oreilles qui pointaient au-dessus du col de sa gabardine, son nez fort et son visage osseux, il avait un peu l’air d’un chien efflanqué.

— D’accord, dit-il. Allons voir ce tableau.

Et ils étaient donc là, attendant le verdict de Muñoz. Sa gêne initiale quand il s’était retrouvé dans une maison inconnue en présence d’une femme jeune et belle, d’un antiquaire aux goûts équivoques et d’un tableau d’aspect ambigu, semblait s’évanouir à mesure que la partie d’échecs représentée sur le tableau s’emparait de son attention. Pendant quelques minutes, il l’avait d’abord observée immobile et silencieux, assez loin du chevalet, les mains derrière le dos. L’attitude des curieux qui regardaient les joueurs au club Capablanca, remarqua Julia. Rien d’étonnant, puisque c’était exactement ce qu’il faisait. Au bout d’un moment durant lequel personne n’ouvrit la bouche, il demanda du papier et un crayon et, après un bref instant de réflexion, s’appuya sur la table pour faire un croquis de la partie, levant de temps en temps les yeux pour observer la position des pièces.

De quel siècle est ce tableau ? demanda-t-il après avoir dessiné un carré divisé en soixante-quatre cases.

— Fin du XVe, répondit Julia.

Muñoz fronça les sourcils.

— La date est importante. À cette époque, les règles des échecs étaient déjà pratiquement les mêmes qu’aujourd’hui. Mais auparavant, certaines pièces se déplaçaient différemment… La dame, par exemple, ne pouvait se déplacer en diagonale que vers une case voisine. Plus tard, on l’autorisera à en sauter trois. Le roque de la tour et du roi était inconnu avant le Moyen Âge – il laissa un instant son dessin pour observer de plus près le tableau. Si celui qui a joué cette partie l’a fait selon les règles modernes, nous pourrons peut-être la résoudre. Dans le cas contraire, ce sera difficile.

— La scène se passe en Belgique, précisa César. Vers 1470.

— Alors, je ne crois pas qu’il y ait de problème. Du moins, pas de problème insoluble.

Julia se leva pour s’approcher du tableau et regarder les pièces sur l’échiquier.

— Comment savez-vous que les noirs viennent de jouer ?

— Ça saute aux yeux. Il suffit d’observer la disposition des pièces. Ou les joueurs – Muñoz montra Fernand d’Ostenbourg. Celui de gauche, celui qui joue avec les noirs et qui regarde le peintre, ou qui nous regarde nous, est plus détendu. Il est même distrait, comme s’il s’intéressait plus aux spectateurs qu’à l’échiquier… L’autre, il montrait Roger d’Arras –, en revanche, étudie le coup que vient de jouer son adversaire. Vous voyez comme il est concentré ? – Il retourna à son croquis. – De plus, il y a une autre façon de le savoir ; en fait, c’est celle que nous allons utiliser. L’analyse rétrospective.

— Pardon ?

— L’analyse rétrospective. En partant d’une position déterminée sur l’échiquier, on reconstitue la partie en jouant en arrière pour voir comment les joueurs sont arrivés à cette situation… Une partie d’échecs à rebours, si vous voyez ce que je veux dire. On procède par induction, en partant des résultats pour remonter aux causes.

— Comme Sherlock Holmes, commenta César, visiblement intéressé.

— Un peu.

Julia s’était retournée vers Muñoz et le regardait avec des yeux incrédules. Jusque-là, les échecs n’avaient été pour elle qu’un jeu aux règles un peu plus compliquées que celles des dominos, un jeu qui demandait seulement plus de concentration et d’intelligence. C’est pour cela que l’attitude de Muñoz en face du Van Huys l’impressionnait tant. Il était évident que cet espace pictural en trois plans – miroir, salle, fenêtre – où prenait place le moment représenté par Pieter Van Huys, espace dans lequel elle s’était sentie prise de vertige à cause de l’effet optique créé par le talent de l’artiste, que cet espace était pour Muñoz – lui qui, un instant plus tôt, ignorait presque tout du tableau et de la plupart de ses connotations inquiétantes – un espace familier, en marge du temps et des personnages. Un espace dans lequel il semblait se trouver à l’aise comme si, faisant abstraction de tout le reste, le joueur d’échecs eût été capable d’assimiler sur-le-champ la position des pièces, de s’intégrer au jeu avec un naturel renversant. Et qui plus est, à mesure qu’il se concentrait sur La Partie d’échecs, Muñoz se dépouillait de sa perplexité initiale, de la réticence et de la confusion qu’il affichait au bar, pour reprendre l’aspect du joueur impassible et sûr de lui sous lequel elle l’avait vu pour la première fois au club Capablanca. Comme si la présence d’un échiquier suffisait pour que cet homme timide, indécis et terne retrouvât toute son assurance.

— Vous voulez dire qu’il est possible de jouer en arrière, de remonter jusqu’au début de la partie représentée sur le tableau ?

Muñoz fit un de ses gestes qui n’engageaient à rien.

— Jusqu’au début, je ne sais pas… Mais je pense que nous pourrons reconstituer quelques coups – il regarda le tableau, comme s’il venait de le voir sous un jour nouveau, puis il s’adressa à César. Je suppose que c’est exactement ce que voulait le peintre.

— À vous de le découvrir, répondit l’antiquaire. La question perverse est de savoir qui a pris un cavalier.

— Le cavalier blanc, précisa Muñoz. C’est le seul qui ne soit plus sur l’échiquier.

— Élémentaire, dit César avec un sourire, mon cher Watson.

Le joueur d’échecs ignora la plaisanterie, ou fit comme s’il ne la comprenait pas ; l’humour ne semblait pas être son fort. Julia s’approcha du sofa et s’assit à côté de l’antiquaire, comme une petite fille fascinée par un merveilleux spectacle. Muñoz avait achevé son croquis et le lui montrait.

— Voici, expliqua-t-il, la position représentée sur le tableau :

 

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… Comme vous le voyez, des coordonnées désignent chaque case pour faciliter le repérage des pièces. Vu de cette position, dans la perspective du joueur de droite…

— Roger d’Arras, intervint Julia.

— Roger d’Arras, ou qui vous voudrez. En tout cas, si nous regardons l’échiquier de cette position, nous numérotons les cases de un à huit dans le sens vertical et nous leur donnons une lettre de a à h, dans le sens horizontal – il les montra avec son crayon. Il existe d’autres systèmes plus techniques, mais vous risqueriez de vous perdre.

— Chaque signe correspond à une pièce ?

— Oui. Ce sont des signes conventionnels, les uns noirs, les autres blancs. J’ai noté leur signification :

 

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— De cette façon, même si vous ne connaissez pas grand-chose aux échecs, vous voyez facilement que le roi noir, par exemple, se trouve sur la case a4. Et qu’en f1, par exemple, nous avons un fou blanc… Vous comprenez ?

— Parfaitement.

Muñoz leur montra d’autres signes qu’il avait dessinés plus bas.

— Jusqu’à présent, nous nous sommes occupés des pièces qui se trouvent sur l’échiquier ; mais pour analyser la partie, il est indispensable de savoir quelles sont celles qui ne s’y trouvent plus. Celles qui ont été prises – il regarda le tableau. Comment s’appelle le joueur de gauche ?

— Fernand d’Ostenbourg.

— Eh bien, ce Fernand d’Ostenbourg qui joue avec les noirs a pris à son adversaire les pièces blanches suivantes :

 

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— C’est-à-dire un fou, un cavalier et deux pions. De son côté, votre Roger d’Arras a pris ces pièces à son rival :

 

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… Soit quatre pions, une tour et un fou – Muñoz regardait le croquis d’un air songeur. Si on analyse la partie sous cet angle, le joueur blanc a l’avantage sur son adversaire : tours, pions, etc. Mais si j’ai bien compris, la question n’est pas celle-là, mais de savoir qui a pris le cavalier. Évidemment, une des pièces noires, ce qui est une lapalissade ; mais il faut aller pas à pas, en commençant par le commencement – il regarda César et Julia comme pour s’excuser. Rien n’est plus trompeur que l’évidence. C’est un principe de logique qui s’applique aux échecs : ce qui paraît évident n’est pas toujours ce qui s’est produit en réalité, ou ce qui est sur le point de se produire… Résumons-nous : nous devons découvrir laquelle des pièces noires qui se trouvent sur ou hors de l’échiquier a pris le cavalier blanc.

— Ou qui a tué le chevalier, corrigea Julia.

Muñoz fit un geste évasif.

— Cela n’est pas de mon domaine, mademoiselle.

— Vous pouvez m’appeler Julia.

— Eh bien, cela n’est pas de mon domaine, Julia…– il observait la feuille de papier sur laquelle il avait dessiné son croquis comme s’il allait y trouver ses répliques dans un dialogue dont il aurait perdu le fil. Je crois que vous m’avez fait venir pour que je vous dise quelle pièce a pris le cavalier. Si vous en tirez des conclusions ou si vous déchiffrez une énigme, tant mieux – il les regarda d’un air plus assuré, ce qui lui arrivait souvent à la fin d’une digression technique, comme s’il retrouvait de l’aplomb dans ses connaissances. De toute façon, c’est votre affaire. Je ne fais que passer. Je ne suis qu’un joueur d’échecs.

César se déclara satisfait :

— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit-il en se tournant vers Julia. Il joue les coups et nous les interprétons… Travail d’équipe, ma chérie.

La jeune femme alluma une autre cigarette et hocha la tête en avalant la fumée, trop fascinée pour s’arrêter à des détails de forme. Elle posa la main sur celle de César et sentit le battement doux et régulier de son pouls sous la peau de son poignet. Puis elle croisa les jambes.

— Combien de temps faudra-t-il pour résoudre le problème ?

Le joueur d’échecs gratta son menton mal rasé.

— Je ne sais pas. Une demi-heure, une semaine… Ça dépend.

— De quoi ?

— De beaucoup de choses. De ma concentration. Et aussi de la chance.

— Vous pouvez commencer maintenant ?

— Bien sûr. J’ai déjà commencé.

— Alors, continuez.

Mais le téléphone se mit à sonner, interrompant provisoirement la partie.

 

Beaucoup plus tard, Julia prétendit qu’elle avait eu un pressentiment ; mais elle-même reconnut qu’il était facile de le dire après coup. Elle expliqua aussi qu’elle avait alors compris que tout se compliquait terriblement. En réalité, comme elle allait bientôt le savoir, les complications avaient commencé depuis longtemps déjà et s’étaient nouées irrévocablement, même si elles n’étaient pas encore apparues sous leur jour le plus déplaisant. En toute rigueur, on pouvait dire qu’elles avaient commencé en 1469, quand cet arbalétrier mercenaire, obscur pion dont le nom n’était pas passé à la postérité, banda la corde graissée de son arme avant de se poster au bord de la douve du château d’Ostenbourg pour attendre avec la patience du chasseur le pas de cet homme qui faisait tinter des pièces d’or dans sa bourse.

Au début, le policier ne fut pas trop désagréable, compte tenu des circonstances et du fait qu’il était policier. Attaché au Groupe des enquêtes artistiques, il ne semblait pourtant pas tellement différent de ses collègues. Tout au plus, ses rapports professionnels avec le monde dans lequel il exerçait son métier lui avaient peut-être donné une certaine affectation dans la manière de dire bonjour ou de s’asseoir, dans la façon de faire son nœud de cravate. Il parlait lentement, sans trop d’emphase, et hochait la tête pour un oui ou pour un non, sans que Julia parvienne à savoir s’il s’agissait d’un tic ou d’une attitude professionnelle destinée à inspirer confiance à ses interlocuteurs, ou encore s’il faisait simplement semblant d’avoir compris. Pour le reste, il était petit et gros. Vêtu de marron, il arborait une curieuse moustache mexicaine. Quant aux beaux-arts, l’inspecteur principal Feijoo se considérait modestement comme un amateur : il collectionnait les poignards anciens.

Tout cela, Julia l’apprit dans un bureau du commissariat du Paseo del Prado au cours des cinq minutes qui suivirent la relation que lui fit Feijoo de certains détails macabres entourant la mort d’Álvaro. Que le professeur Ortega eût été retrouvé dans sa baignoire, le crâne fracturé, après avoir glissé en prenant sa douche était déjà tout à fait regrettable. Peut-être était-ce pour cette raison que l’inspecteur semblait traverser un moment aussi pénible que Julia tandis qu’il racontait les circonstances dans lesquelles la femme de ménage avait découvert le cadavre. Mais le plus lamentable de l’affaire – et ici Feijoo avait cherché ses mots avant de regarder la jeune femme d’un air peiné, comme s’il l’invitait à considérer la triste condition humaine –, c’était que le médecin légiste avait relevé quelques détails inquiétants qui l’empêchaient de déterminer avec certitude si la mort avait été accidentelle ou provoquée. En d’autres termes, il était possible et l’inspecteur avait répété deux fois le mot possible que la fracture de la base du crâne eût été causée par un objet contondant qui n’aurait rien eu à voir avec la baignoire.

— Vous voulez dire – Julia s’était appuyée sur le bureau, incrédule – que quelqu’un a pu le tuer pendant qu’il prenait sa douche ?

Le policier fit un geste qui visait manifestement à la dissuader d’aller trop loin.

— Je n’ai fait que mentionner une possibilité. L’examen visuel et la première autopsie concordent dans leurs grandes lignes avec la théorie de l’accident.

— Dans leurs grandes lignes ?… Mais de quoi me parlez-vous ?

— De faits. Certains détails, comme le type de fracture, la position du cadavre… Des questions techniques que je préfère vous épargner, mais qui nous amènent à nous poser des questions, à nourrir des doutes raisonnables.

— C’est complètement ridicule.

— Je serais tenté de partager votre avis – la moustache mexicaine prit la forme d’un douloureux accent circonflexe. Mais si ces doutes se confirmaient, la situation deviendrait différente : le professeur Ortega aurait alors été assassiné d’un coup à la nuque… Ensuite, après l’avoir déshabillé, quelqu’un aurait pu le mettre sous la douche et ouvrir les robinets pour donner l’impression d’un accident… Le médecin légiste procède actuellement à un nouvel examen afin de voir si le défunt n’aurait pas pu recevoir deux coups au lieu d’un seul : le premier pour l’assommer et le second pour s’assurer qu’il était bien mort. Naturellement – il se renversa dans son fauteuil, joignit les mains et observa la jeune femme d’un air placide –, ce ne sont que des hypothèses.

Julia continuait à regarder son interlocuteur comme quelqu’un qui se croit victime d’une mauvaise plaisanterie. Elle refusait d’enregistrer ce qu’elle venait d’entendre, incapable qu’elle était d’établir un lien direct entre Álvaro et ce que Feijoo lui disait. Il y a sûrement erreur sur la personne, murmurait une voix intérieure, comme si on lui parlait en fait de quelqu’un d’autre. Il était absurde d’imaginer Álvaro, lui qu’elle avait connu, assassiné d’un coup sur la nuque comme un lapin, tout nu, les yeux ouverts sous le jet d’eau glacée. C’était stupide. Et elle se demanda si Álvaro avait eu le temps d’apprécier tout le grotesque de cette affaire.

— Imaginons un instant, dit-elle après un instant de réflexion, que la mort n’ait pas été accidentelle… Qui pouvait avoir des raisons de le tuer ?

— Très bonne question, comme on dit dans les films policiers…– les incisives du policier mordirent sa lèvre inférieure, en une moue de prudence professionnelle. Pour être franc, je n’en ai pas la moindre idée – il fit une courte pause, affichant un air trop honnête pour être sincère, lui laissant entendre qu’il étalait toutes ses cartes sur la table, sans rien dissimuler. En réalité, je compte sur votre collaboration pour éclaircir ce point.

— Ma collaboration ? Pourquoi ?

L’inspecteur regarda Julia de haut en bas, avec une lenteur calculée. Il n’avait plus rien d’aimable et son expression trahissait une curiosité presque grossière, comme s’il cherchait à établir une sorte de complicité équivoque avec elle.

— Vous avez eu avec le défunt une liaison… Excusez-moi, mais mon travail est parfois désagréable – à en juger par le sourire suffisant qui apparut sous sa moustache, son métier ne semblait pas trop lui déplaire en ce moment. Il glissa la main dans sa poche et en sortit une pochette d’allumettes où figurait le nom d’un restaurant fort bien coté. D’un geste qui voulait être galant, il alluma la cigarette que Julia venait de porter à ses lèvres. – Je veux dire, une, hum, affaire de cœur. C’est exact ?

— C’est exact. Julia rejeta la fumée en fermant les yeux, gênée et furieuse.

Une affaire de cœur, venait de dire le policier, résumant ainsi toute une époque de sa vie qui avait laissé en elle une cicatrice encore douloureuse. Et ce gros type vulgaire, pensa-t-elle, avec sa ridicule moustache, rit sans doute en évaluant la marchandise. La petite amie du défunt n’est pas si mal, allait-il raconter à ses collègues quand il descendrait prendre une bière au bar de la brigade. Je ne me ferais pas prier pour lui rendre un petit service.

Mais d’autres aspects de sa propre situation la préoccupaient davantage. Álvaro était mort. Peut-être assassiné. Absurde ou pas, elle se trouvait dans un commissariat de police et il y avait trop de points obscurs qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Et ne pas comprendre certaines choses pouvait être fort dangereux.

Elle sentait tout son corps tendu, concentré et attentif, sur la défensive. Elle regarda Feijoo qui s’était départi de son air compréhensif et bon enfant. C’était une tactique, se dit-elle. Cherchant à reprendre son sang-froid, elle se dit que l’inspecteur n’avait d’ailleurs aucune raison de faire preuve de considération à son égard. Ce n’était qu’un flic, maladroit et vulgaire comme tous les autres, qui faisait son travail. En fin de compte, conclut-elle en essayant de voir la situation du point de vue de son interlocuteur, elle était effectivement ce que cet individu avait sous la main : l’ex-petite amie du défunt. Le seul fil conducteur pour démêler l’écheveau.

— Mais c’est de l’histoire ancienne, ajouta-t-elle en laissant tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier immaculé, rempli de trombones, qui trônait sur le bureau de Feijoo. Il y a un an que nous nous sommes séparés… Vous devriez le savoir.

L’inspecteur appuya les coudes sur son bureau et se pencha vers elle.

— Oui, répondit-il d’une voix presque confidentielle, comme si ce ton démontrait irréfutablement qu’ils étaient maintenant devenus de vieux complices et que le policier se trouvait totalement de son côté. Puis il sourit, comme s’il songeait à un secret jalousement gardé. – Mais vous l’avez vu il y a trois jours.

Julia dissimula sa surprise en regardant le policier de l’air de quelqu’un qui vient d’entendre une énorme sottise. Naturellement, Feijoo avait posé des questions à la faculté. Une secrétaire ou un appariteur avait pu le mettre au courant. De toute manière, elle n’avait aucune raison de vouloir cacher cette rencontre.

— Je suis allée lui demander de l’aide à propos d’un tableau que je suis en train de restaurer – elle fut surprise que le policier ne prenne pas de notes et supposa que c’était une des particularités de sa méthode : les gens parlent plus librement quand ils croient que leurs paroles s’évanouissent en l’air. Nous avons parlé près d’une heure dans son bureau, comme vous semblez le savoir parfaitement. Nous avons même pris rendez-vous pour plus tard, mais je ne l’ai plus revu.

Feijoo faisait tourner la pochette d’allumettes entre ses doigts.

— Et de quoi avez-vous parlé, si je ne suis pas trop indiscret ?… Je suis sûr que vous ne m’en voudrez pas de vous poser ces questions… hum, personnelles. Je vous assure que c’est la simple routine.

Julia le regarda en silence, prit une bouffée de sa cigarette, puis secoua lentement la tête.

— Vous semblez me prendre pour une idiote.

Le policier baissa les paupières et se redressa un peu dans son fauteuil.

— Excusez-moi, mais je ne vois pas où vous voulez…

Je vais vous dire où je veux en venir – elle écrasa violemment sa cigarette sur la petite montagne de trombones, sans pitié pour l’expression chagrinée que prit l’autre en suivant son geste. Je ne vois pas le moindre inconvénient à répondre à vos questions. Mais avant de continuer, je vais vous demander de me dire si Álvaro est tombé dans sa baignoire ou pas.

— Vraiment – Feijoo paraissait pris au dépourvu –, je n’ai pas d’indices…

— Alors, cette conversation est inutile. Mais si vous croyez qu’il y a quelque chose de louche dans cette mort et si vous avez l’intention de me tirer les vers du nez, je veux savoir immédiatement si vous m’interrogez à titre de suspect… Parce que dans ce cas, soit je sors immédiatement de ce commissariat, soit je demande un avocat.

Le policier leva les deux mains, conciliant.

— Ce serait prématuré, dit-il avec un petit sourire gêné tout en changeant de position dans son fauteuil, comme s’il cherchait ses mots une fois de plus. La version officielle, jusqu’à présent, est que la mort du professeur est accidentelle.

— Et si vos merveilleux médecins légistes finissent par décider du contraire ?

— Dans ce cas…– Feijoo fit un geste vague. Vous ne seriez pas plus suspecte que toutes les personnes qui étaient en rapport avec le défunt. Imaginez la liste des candidats…

— C’est là le problème. Je ne vois personne capable de tuer Álvaro.

— Bon, c’est votre opinion. Mais je vois les choses différemment : des étudiants mécontents, des collègues jaloux, des maîtresses abandonnées, des maris à cheval sur les principes…– il comptait sur ses doigts avec son pouce et s’arrêta sur le dernier. Non, ce qui est certain, c’est que votre témoignage est très important, vous devez bien le reconnaître.

— Pourquoi ? Vous me classez dans la catégorie des maîtresses abandonnées ?

— Je n’irais pas si loin, mademoiselle. Mais vous l’avez vu quelques heures avant qu’il se casse la tête… Ou qu’on la lui casse.

— Quelques heures ? – Cette fois, Julia était vraiment déconcertée. – Quand est-il mort ?

Il y a trois jours. Mercredi, entre deux heures de l’après-midi et minuit.

— C’est impossible. Il doit y avoir une erreur.

— Une erreur ?

L’expression du commissaire avait changé. Il regardait maintenant Julia avec une méfiance qu’il ne cherchait plus à dissimuler.

— Il n’y a aucune erreur possible. Il s’agit de la conclusion des médecins légistes.

— Mais il y a certainement une erreur quand même. De vingt-quatre heures.

— Pourquoi ?

— Parce que le jeudi après-midi, le lendemain de ma conversation avec lui, il m’a envoyé chez moi des documents que je lui avais demandés.

— Quel genre de documents ?

— L’histoire du tableau sur lequel je travaille.

— Vous les avez reçus par le courrier ?

— Un commissionnaire est venu les livrer, jeudi après-midi.

— Vous vous souvenez du nom de la société ?

— Oui. Urbexpress. Et c’était jeudi, vers huit heures… Comment l’expliquez-vous ?

Le policier souffla sous sa moustache, sceptique.

— Je ne sais pas. Jeudi après-midi, Álvaro Ortega était mort depuis vingt-quatre heures, si bien qu’il n’a pas pu vous envoyer de colis. Quelqu’un… – Feijoo fit une légère pause pour que Julia s’imprègne de cette idée –, quelqu’un a dû le faire pour lui.

— Quelqu’un ? Mais qui ?

— Celui qui l’a tué, si on l’a tué. Le meurtrier hypothétique. Ou la meurtrière – le policier regarda Julia avec curiosité. Je ne sais pas pourquoi nous attribuons de prime abord une personnalité masculine aux criminels…– il sembla alors penser à quelque chose. Y avait-il une lettre ou un mot avec ce rapport que vous aurait envoyé Álvaro Ortega ?

— Il n’y avait que des documents ; mais il est logique de penser que c’est lui qui les a envoyés… Je suis sûre qu’il y a une erreur quelque part.

— Impossible. Il est mort le mercredi et vous avez reçu les documents le jeudi. Sauf si la livraison a été retardée.

— Non. J’en suis absolument sûre. La date était bien du même jour.

— Il y avait quelqu’un avec vous cet après-midi-là ? Je veux dire, un témoin ?

— Deux : Menchu Roch et César Ortiz de Pozas.

Le policier la regarda. Il semblait vraiment surpris.

— Don César ? L’antiquaire de la calle del Prado ?

— Lui-même. Vous le connaissez ?

Feijoo hésita avant de faire un geste affirmatif. Oui, il le connaissait, dit-il. Pour des raisons de travail. Mais il ignorait qu’elle et lui fussent amis.

— Eh bien, vous le savez maintenant.

— C’est exact.

Le policier tambourinait sur son bureau avec son stylo. Tout à coup, il se sentait mal à l’aise. Et il y avait de quoi. Comme Julia allait l’apprendre le lendemain de la bouche de César, l’inspecteur principal Casimiro Feijoo n’avait rien d’un fonctionnaire modèle. Ses relations professionnelles avec le petit monde des arts et des antiquités lui permettaient d’arrondir ses fins de mois. De temps en temps, quand on récupérait des pièces volées, certaines disparaissaient par la mauvaise porte. Les intermédiaires de confiance qui participaient à ces opérations lui versaient une commission. Ironie du sort, César était l’un de ces intermédiaires.

— De toute façon, dit Julia qui ignorait encore le curriculum vitae de Feijoo, je suppose qu’avoir deux témoins ne prouve rien. J’aurais pu m’envoyer moi-même les documents.

Feijoo acquiesça sans commentaire, mais son regard était devenu manifestement circonspect. On y lisait aussi un nouveau respect qui n’obéissait, comme Julia le comprit plus tard, qu’à des raisons pratiques.

— Une chose est certaine, dit-il enfin, c’est que cette affaire est vraiment très étrange.

Julia regardait dans le vide. Pour elle, l’affaire n’était plus étrange, mais positivement sinistre.

— Ce que je ne comprends pas, c’est que quelqu’un ait pu vouloir que je reçoive ces documents.

Feijoo se mordit la lèvre inférieure avec ses incisives et sortit un carnet de son tiroir. Sa moustache avait pris une allure pendante et soucieuse tandis qu’il pesait le pour et le contre de la situation. Il était clair qu’il n’était pas enchanté, de se trouver pris dans cet imbroglio.

Encore une bonne question, mademoiselle, murmura-t-il en prenant pour la première fois des notes, sans aucun entrain.

Elle s’arrêta sous la porte cochère et sentit que le planton l’observait avec curiosité. De l’autre côté de l’avenue, derrière les arbres, la façade néo-classique du musée était illuminée par de puissants projecteurs dissimulés dans les jardins voisins, parmi les bancs, les statues et les fontaines de pierre. Il tombait une bruine à peine perceptible, suffisante cependant pour que se reflètent sur l’asphalte les phares des autos et la succession rigoureuse du vert, et de l’ambre et du rouge des feux de circulation.

Julia remonta le col de son blouson de cuir et se mit à marcher sur le trottoir, écoutant ses pas résonner sous les arcades désertes. Il n’y avait pas beaucoup de circulation, mais de temps en temps les phares d’une voiture l’éclairaient par-derrière, projetant sa silhouette longue et mince, d’abord devant ses pieds, puis plus courte, oscillante et fugitive, sur le côté, tandis que le bruit du moteur grandissait derrière elle et la dépassait, que son ombre s’écrasait et s’évanouissait contre le mur et que l’auto, deux points rouges et deux autres points jumeaux sur l’asphalte mouillé, s’éloignait au bout de la rue.

Elle s’arrêta devant un feu. Et tandis qu’elle attendait le vert, elle se mit à chercher d’autres verts dans la nuit. Elle en trouva dans les feux fugitifs des taxis, dans les feux de circulation qui scintillaient tout au long de l’avenue, dans le néon lointain, mêlé de bleu et de jaune, d’une tour de verre dont le dernier étage était illuminé, indiquant que quelqu’un faisait le ménage ou travaillait encore à cette heure. Le feu passa au vert et Julia traversa en cherchant maintenant des rouges, plus nombreux dans la nuit d’une grande ville ; mais le clignotement bleu d’une voiture de police qui passait au loin s’interposa devant ses yeux, sans que Julia puisse entendre la sirène, silencieuse comme une image de cinéma muet. Auto rouge, feu vert, néon bleu, gyrophare bleu… Ce serait, pensa-t-elle, la gamme de couleurs pour interpréter cet étrange paysage, la palette nécessaire pour exécuter un tableau qui pourrait s’appeler ironiquement Nocturne et qui serait exposé à la galerie Roch, même s’il faudrait certainement en expliquer le titre à Menchu. Tout cela combiné comme il faut à différents tons de noir : noir comme l’obscurité, noir comme les ténèbres, noir comme la peur, noir comme la solitude.

Avait-elle vraiment peur ? En d’autres circonstances, la question aurait fait un excellent sujet de discussion théorique, en compagnie de quelques bons amis, dans un salon chaud et confortable, devant une cheminée hospitalière, une bouteille encore à moitié pleine devant soi. La peur comme élément de surprise, comme prise de conscience bouleversante d’une réalité découverte en un moment concret, quoiqu’elle ait toujours été là. La peur comme finale destructeur de l’inconscience, comme rupture d’un état de grâce. La peur comme péché.

Pourtant, tandis qu’elle marchait parmi les couleurs de la nuit, Julia se sentait incapable de considérer ce qu’elle sentait comme une question théorique. Bien sûr, elle avait déjà éprouvé d’autres manifestations mineures du même phénomène : l’aiguille du compteur qui dépasse le chiffre raisonnable tandis que le paysage défile à toute allure sur la droite et sur la gauche, que les lignes blanches de l’asphalte se transforment en une rafale de balles traçantes, comme dans un film de guerre, engouffrées dans le ventre vorace de l’autoroute. Ou cette sensation de vide, de profondeur insondable et de bleu, quand on se jette du pont d’un bateau en haute mer, que l’on sent l’eau glisser sur la peau nue, avec la désagréable certitude que toute forme de terre ferme est passablement loin de vos pieds. Et même ces vagues terreurs qui vous habitent pendant le sommeil, duels capricieux entre l’imagination et la raison qu’un acte de volonté suffit presque toujours à reléguer aux souvenirs ou à l’oubli, dès l’instant qu’on ouvre les paupières pour retrouver les ombres familières de la chambre à coucher.

Mais cette peur que Julia venait de découvrir était différente. Nouvelle, insolite, inconnue jusqu’alors, épicée par l’ombre du Mal avec une majuscule, de ce qui est à l’origine de la souffrance et de la douleur. Le Mal capable d’ouvrir le robinet d’une douche sur le visage d’un homme assassiné. Le Mal qui ne peut se peindre qu’en noir d’obscurité, noir de ténèbres, noir de solitude. Le Mal avec un M, comme mort, comme meurtrier.

Meurtrier. Ce n’était qu’une hypothèse, se dit-elle en observant son ombre sur le sol. Les gens glissent dans les baignoires, tombent dans les escaliers, ne voient pas un feu rouge et se font écraser. Même les médecins légistes et les policiers cherchent parfois midi à quatorze heures, par déformation professionnelle. Tout cela était vrai ; mais quelqu’un lui avait envoyé le rapport d’Álvaro alors qu’Álvaro était mort depuis vingt-quatre heures. Et cela n’était pas une hypothèse : les documents étaient chez elle, dans un tiroir. Réalité incontournable.

Elle frissonna avant de regarder derrière elle si quelqu’un la suivait. Et alors qu’elle s’attendait à ne voir personne, elle découvrit effectivement quelqu’un. Difficile de dire si c’était elle qu’on suivait ; mais une silhouette marchait à une cinquantaine de mètres derrière elle, éclairée de temps en temps quand elle traversait les taches de lumière renvoyées entre les arbres par la façade du musée.

Julia continua son chemin en regardant droit devant elle. Tous ses muscles luttaient pour contenir son impérieuse envie de se mettre à courir, comme du temps qu’elle était petite et qu’elle traversait le hall sombre de l’immeuble avant de monter l’escalier quatre à quatre et de se pendre à la sonnette. Mais elle s’imposa la logique d’un esprit habitué à la normalité. Se mettre à courir, pour la simple raison que quelqu’un marchait dans la même direction, cinquante mètres derrière elle, était non seulement tout à fait excessif, mais ridicule. Pourtant, se dit-elle un peu plus tard, se promener tranquillement dans une rue pas très bien éclairée, avec un assassin potentiel derrière vous, pour très hypothétique qu’il soit, était non seulement très excessif, mais suicidaire. Ces deux thèses opposées retinrent son attention durant quelques instants qui suffirent à reléguer sa peur à un raisonnable second plan et à lui faire décider que son imagination lui jouait peut-être un mauvais tour. Elle prit une grande respiration et regarda derrière elle du coin de l’œil en se moquant de sa frousse. Mais elle put alors constater que la distance qui la séparait de l’inconnu s’était raccourcie de quelques mètres. Et la peur revint. Peut-être avait-on vraiment assassiné Álvaro et le meurtrier lui avait-il ensuite envoyé les documents concernant le tableau. Il y avait un lien entre La Partie d’échecs, Álvaro, Julia et l’éventuel, le présumé, assassin. Tu es plongée jusqu’au cou dans cette affaire, se dit-elle, et cette fois elle fut incapable de trouver des prétextes pour rire de son inquiétude. Elle regarda autour d’elle, cherchant quelqu’un dont elle pourrait s’approcher pour lui demander son aide, ou simplement pour se pendre à son bras et le supplier de l’accompagner loin d’ici. Elle pensa aussi revenir au commissariat, mais cette solution présentait une difficulté : l’inconnu se trouvait en plein milieu de son chemin. Un taxi, peut-être. Mais il n’y avait aucune petite lumière verte – vert de l’espérance – en vue. Elle sentit alors sa bouche si sèche que sa langue collait au palais. Du calme, se dit-elle. Garde ton sang-froid, idiote, ou tu vas vraiment avoir des problèmes. Et elle réussit à retrouver suffisamment de calme pour ne pas prendre ses jambes à son cou.

 

Une plainte de trompette, déchirante et solitaire. Miles Davis sur le tourne-disque, l’atelier dans la pénombre, éclairé seulement par un petit projecteur posé par terre, orienté vers le tableau. Tic-tac de l’horloge contre le mur, léger reflet métallique chaque fois que le balancier atteignait l’extrémité de sa course sur la droite. Un cendrier fumant, un verre avec des glaçons presque fondus et un peu de vodka sur le tapis, à côté du sofa ; et sur celui-ci, Julia, les bras autour des jambes, le menton sur les genoux, une mèche tombant sur la figure. Ses yeux aux pupilles dilatées regardaient fixement le tableau sans vraiment le voir, braqués sur un point imaginaire situé au-delà de la surface, entre celle-ci et le paysage entrevu au fond, à mi-chemin entre les deux joueurs d’échecs et la dame assise à la fenêtre.

Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était là sans bouger, écoutant la musique flotter doucement dans son cerveau avec les vapeurs de la vodka, la chaleur de ses cuisses et de ses genoux nus entre ses bras. De temps en temps, une note de trompette montait avec plus de force parmi les ombres et elle balançait lentement la tête d’un côté puis de l’autre, en mesure. Je t’aime, trompette. Ce soir, tu es ma seule compagnie, étouffée, nostalgique comme la tristesse qui coule goutte à goutte dans mon âme. Et le son déroulait ses méandres dans la pièce obscure, et aussi dans cette autre pièce, inondée de soleil, où les joueurs continuaient leur partie, avant de s’échapper par la fenêtre de Julia, ouverte sur l’éclat des lampadaires qui éclairaient la rue, en bas. La rue où peut-être quelqu’un, dans l’ombre d’un arbre ou d’un porche, regardait en l’air, écoutait la musique qui sortait aussi par l’autre fenêtre, celle du tableau, se répandait sur le paysage aux verts et ocres si doux sur lequel se dessinait, à peine ébauchée par un pinceau d’une extrême finesse, la minuscule aiguille grise d’un lointain clocher.